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Actualité

Conférences et homélies

Texte de la conférence de Jean Lauxerois

à l'église Sainte-Odile (Paris 17e) le 13 mars 2018

Qu'est-ce que la conversion?

[20h30, le père Stéphane Biaggi fait chanter à l’Assemblée présente : « Viens, Esprit de Sainteté. »]

Monseigneur, chers Pères, chers amis, Mesdames, Messieurs,

à vous tous d’abord, mes très vifs remerciements pour votre présence nombreuse ce soir, mais à vous, en particulier Père Biaggi merci, grand merci, non seulement d’avoir si ouvertement accueilli l’idée de cette conférence, mais aussi de l’avoir choisie comme conférence de Carême. Car votre parti répond précisément à ce qui a été d’emblée la double intention de mon propos de ce soir.

Je souhaitais, en effet, au nom de l’Association qui porte son nom, faire connaître aux uns et, s’il est possible, mieux faire connaître aux autres le Bienheureux Vladimir Ghika, ce prince orthodoxe roumain devenu catholique à Rome en 1902, puis prêtre à Paris en 1923 et mort en martyr du communisme en 1954 que le Pape François a choisi de béatifier dès son intronisation, en 2013.

Mais, du même geste, mon intention est de partir de ce que j’appellerai « le chemin de sainteté » de Vladimir Ghika, pour ouvrir un chemin de réflexion sur la notion de conversion, sur sa signification véritable dans le christianisme, et sur le sens qu’elle peut avoir pour le chrétien d’aujourd’hui en particulier.

Tout part pour moi de ce qu’affirme Vladimir Ghika quand l’orthodoxe qu’il est, devenant catholique, énonce tout simplement : « Je ne suis pas un converti. » À quoi il ajoute : « Je vais devenir catholique pour devenir mieux orthodoxe. »

Il y a là, beaucoup plus qu’un paradoxe. Et à l’heure où les récits de conversion fleurissent dans l’édition, à l’heure où le magazine Famille Chrétienne consacre son premier numéro de mars aux « nouveaux convertis », mon propos sera de montrer qu’au-delà de la représentation souvent simplifiée, parfois simpliste, qui est associée à ce mot de conversion, la vie, l’œuvre et la pensée du Bienheureux peuvent nous éclairer de manière forte et singulière, sur cette dimension majeure de la vie chrétienne. Et je crois opportun et juste de le faire en ce moment de Carême, quand le Pape François, dans sa dernière lettre, nous dit du Carême qu’il est, je cite, « le signe sacramentel de la conversion ».

Mon propos ne sera donc pas seulement de nature biographique ni documentaire. Beaucoup d’ailleurs a été fait, et bien fait, sur ce registre, et je suis là-dessus redevable aux nombreux livres déjà parus sur le sujet, en roumain et en français – je renvoie en particulier au dernier volume paru au Cerf, en 2013, Vladimir Ghika, professeur d’espérance, dont la préface a été écrite par Monseigneur Brizard, que je remercie de sa présence ce soir, et du soutien précieux qu’il apporte à notre Association.

Pour autant, bien sûr, je n’ignorerai pas cet aspect biographique, dont je ferai le premier point de mon propos, mais je vous présenterai les principales étapes de la vie de Vladimir Ghika en choisissant une optique précise – qui m’a été suggérée par Vladimir Ghika lui-même, dans une lettre qu’il adresse au philosophe Jacques Maritain en 1922. Apprenant que les circonstances l’obligent à quitter Paris, il lui écrit ceci :

« C’est une incertitude nouvelle sur la voie à suivre, dans une existence toute faite de fragments, interrompue à l’heure précise de toute reprise d’activité. Un saut après tant d’autres, dans l’inconnu et le précaire. Ma croix semble être le recommencement perpétuel. »

« Existence toute faite de fragments », « un saut après tant d’autres dans l’inconnu et le précaire » : ces mots teintés d’une pointe de désenchantement témoignent aussi d’une forte lucidité, puisqu’à 50 ans Vladimir Ghika a la parfaite conscience qu’à l’exemple de sa propre vie une vie d’homme, si grande soit-elle, ne répond pas d’emblée à un destin linéaire, ni clair ni triomphal, mais qu’elle est exposée à la brisure, à l’incertitude et à l’impermanence.

Et même si une existence peut, après coup, être dotée d’un sens, et a fortiori d’un sens providentiel, il ne faut pas pour autant méconnaître la manière dont elle est vécue, jusque dans le sentiment de ce que Vladimir Ghika appelle si bien « la croix du recommencement perpétuel ».

En ce sens, Vladimir Ghika a été profondément l’homme de son temps. Il a été, jusque dans son martyre, au cœur du XXe siècle européen ; il a été au diapason de cette Europe dont il a vécu les convulsions politiques et les effondrements spirituels. C’est là l’horizon de ce qu’il nomme sa croix.

Et il faut admettre, à cet égard, qu’il y a bien une actualité, une temporalité de la sainteté. Certes, les bienheureux et les saints sont pour nous des intercesseurs à la mesure de l’éternité, mais, nous avons aussi besoin de saints et de bienheureux pour notre temps – surtout face à ce que Léon Bloy, en 1886 déjà, appelait « le mal horrible de ce monde exproprié de la foi chrétienne ».

C’est au point aussi que leur vie et leur chemin, comme ceux de Vladimir Ghika, peuvent nous aider à modifier quelque peu, notre regard sur la sainteté, et surtout notre goût pour l’hagiographie – c’est-à-dire l’écriture souvent trop systématiquement laudative de la vie des saints.

Vladimir Ghika le dit ainsi : « Tout n’est pas saint dans la vie des saints. » Et je prolongerai cette phrase par ce que dit Urs Von Balthazar à propos du grand et cher Bernanos, soulignant combien celui-ci détestait l’hagiographie, parce qu’elle peine le plus souvent, voire échoue, à rendre compte de l’existence réelle, vécue, de la sainteté.

Et Balthazar, commentant Bernanos, ajoute : « Les saints ne sont pas des hommes qui vont à Dieu et qui, dans leur fuite rapide vers Lui, ouvrent comme une brèche dans le ciel ; ils sont d’abord et bien plutôt des messagers qui accompagnent le Christ dans sa descente de Dieu vers le monde. » Et il conclut en disant : « La sainteté n’est pas une qualification morale mais une expropriation », c’est-à-dire le sacrifice et le don de soi aux desseins de Dieu.

Et il en fut ainsi de Vladimir Ghika, pour lequel la croix du recommencement perpétuel est devenue celle du dépouillement perpétuel. Son chemin de sainteté s’est dessiné au rythme de tournants providentiels qui ont été autant de métamorphoses, de dépouillements successifs et de successives incarnations, car, au-delà des évènements d’une vie heurtée et fragmentée, Vladimir Ghika a donné la première place et toute la place à la grâce de la rencontre. Cette grâce toujours renouvelée qui l’ouvrait chaque fois à la rencontre du prochain et à la présence de Dieu dans le don de soi, a été le principe permanent de ce qu’il évoque au Congrès Marial de 1904, comme « cette chose admirable qu’on nomme une conversion ».


I
Du recommencement perpétuel à la question de la conversion

A/ Nous évoquerons donc, d’abord, la vie de Vladimir Ghika et son recommencement perpétuel, en la dessinant en quatre étapes :


1/ Première étape, entre 1873 (naissance à Constantinople) et 1902 : le Prince roumain devient élève toulousain, puis étudiant parisien, enfin étudiant romain.

Ce premier temps, c’est d’abord celui de la vie d’un enfant de grande lignée princière, moldave, dont le père, en 1878 – Vladimir a 5 ans – décide d’envoyer sa famille à Toulouse (où il avait des amis). Là, pas de liturgie orthodoxe. La vie religieuse, pour Vladimir, c’est le dimanche au Temple parce que sa gouvernante est protestante, mais c’est aussi la visite régulière aux pauvres, avec sa mère, et c’est aussi déjà, comme il le dira plus tard, « le fort sentiment de la présence divine ».

À quinze ans, élève si doué, il passe son bac, commence des études de droit, lit les philosophes et les écrivains catholiques (Pascal). À vingt ans, il vient à Paris avec son frère cadet, Dimitri, pour entrer à Sciences Po. Au bout de deux ans, la maladie l’oblige à rentrer en Roumanie. Il ressent une nette déception au contact de la société roumaine ; et dans un brouillon d’autobiographie on relève cette note : « En 1897, premières prières furtives dans l’Église catholique de Bucarest. »

C’est alors qu’advient un premier grand tournant providentiel, nous sommes en 1898 – il a vingt-cinq ans. Son frère est nommé à l’Ambassade de Rome ; Vladimir le suit, pour un séjour qui va s’avérer décisif. Il entreprend là des recherches historiques sur les conversions dans les grandes familles romaines, ainsi que sur le Concile de Florence (1440), pour creuser la question, déjà majeure à ses yeux, de l’unité de l’Église, de l’unité de l’Orient et de l’Occident, de l’unité de l’Église orthodoxe et l’Église latine. Il écrit alors que « le schisme entre les deux Églises est plus apparent que réel », et que l’amour de Dieu et le service du prochain pourraient être la vraie base d’une unité retrouvée.

À cet égard, sans doute, l’histoire ne lui suffisait pas : il décide d’entreprendre des études de philosophie et de théologie au Collège des Dominicains à Rome, et en 1906 il sera licencié en Philosophie et Docteur en Théologie.

Mais entretemps a eu lieu l’événement qui, en 1902, ouvre la seconde étape de sa vie.


2/ Cette seconde étape mène de 1902 à 1923 : l’orthodoxe devient catholique, et même « laïc missionnaire » ; il va vivre désormais entre Rome, la Roumanie et Paris.

Catholique, Vladimir Ghika le devient en effet en 1902, à Sainte-Sabine, cette magnifique église de l’Aventin datant du VIe siècle, et restée intacte depuis lors, qui unit dans son architecture le monde grec et le monde latin – c’était en ce sens le lieu idéal pour Vladimir Ghika.

Catholique, mais, non prêtre encore (sa mère très aimée ne le voulait pas). Mais une audience auprès de Pie X le convainc de devenir « laïc-missionnaire » : par cette formule peu fréquente, Pie X le dévouait à l’unité de l’Église : Vladimir Ghika serait officiellement missionnaire du Christ entre l’Orient et l’Occident, et ce pendant une vingtaine d’années.

Mais, au-delà de ce changement immense, c’est tout le sens de sa vocation véritable qui va prendre forme et s’approfondir durant cette deuxième étape, autour de trois pôles : la charité, la diplomatie, la quête spirituelle.

La charité, comment ? Là encore, par un tournant providentiel, à nouveau. En 1904, en effet, toujours suivant son frère nommé en Macédoine, il rencontre une religieuse d’action, Sœur Pucci, qui est à la tête des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. La rencontre est déterminante. Il les fait venir en Roumanie en 1905, crée le premier dispensaire gratuit, puis le sanatorium de Saint-Vincent-de-Paul et, en parallèle, il organise le groupe des Dames de la Charité qu’il forme dans des conférences – sur le thème de la liturgie du Prochain qui lui est cher, sur la Visite des Pauvres.

Puis sa charité va être active, au cœur des tribulations de l’histoire. En 1907, par exemple, lors de la révolte terrible de paysans en Roumanie, qui donne lieu à une non moins terrible répression, dans une forme de guerre civile, Vladimir Ghika crée le premier service d’ambulances, donne sa peau pour les brûlés… Et en 1913, quand éclate la guerre des Balkans, il va se mettre au service des blessés et des malades du choléra : ce qui lui vaudra, à lui simple civil, d’être décoré de la Médaille militaire.

Le deuxième pôle, c’est la diplomatie. Pourquoi ? D’abord et avant tout parce qu’il y a en Roumanie le problème de l’église gréco-catholique (dont je salue ici les représentants).

Sans pouvoir entrer ici dans l’histoire complexe du gréco-catholicisme, sachez seulement qu’à la fin du XVIIe siècle, après la victoire des Autrichiens sur les Ottomans, certains orthodoxes, face au développement du calvinisme, pensent qu’ils survivront mieux en se rattachant à Rome. De là naît l’Église gréco-catholique dont la présence s’est surtout affirmée en Transylvanie, et qui aura toujours été plus ou moins suspecte aux yeux de l’orthodoxie roumaine officielle, la considérant même comme trop étrangère… Tout cela dit à grands traits.

L’important est ici de souligner que Vladimir Ghika va constamment soutenir cette église gréco-catholique, au nom de l’idée de l’unité qui lui est chère ; il va même contribuer à l’édification de la première église gréco-catholique de Bucarest, en 1909.

Et son zèle diplomatique se déploie sur un autre terrain, pendant la guerre et au-delà, au service, là encore, de l’unité, mais de l’unité de son pays, la Roumanie. Il sera même choisi comme délégué du Conseil national de l’Unité Roumaine auprès du Saint-Siège, et en 1921 il obtiendra la Légion d’Honneur pour avoir servi les relations entre la France et le Vatican.

Enfin, troisième pôle, troisième registre de cette vocation multiple, la quête intellectuelle et spirituelle.

À partir de 1918, en effet, il est à Paris, parce que son frère – toujours son frère, instrument de la Providence – est nommé délégué de la Roumanie à la Conférence de Paris. Vladimir Ghika s’installe chez les Bénédictins de la Source. Et il va rencontrer les grands intellectuels et écrivains catholiques de l’époque : Maritain, Massignon, Claudel, le Père Garrigou-Lagrange, Etienne Gilson … Lui-même écrit et publie La Visite des Pauvres et Pensées pour la suite des Jours (que nous évoquerons tout à l’heure). Il participe aussi à la reconstruction de l’Université de Louvain qui avait été ruinée par la guerre…

Et cette deuxième étape de sa vie, riche d’activités multiples, se clôt par un nouveau bouleversement en 1922. Je reviens à la lettre que j’évoquais dans mon préambule. Son frère doit quitter Paris… « Croix du recommencement. » Il s’apprête donc à retourner en Roumanie. Mais voici que ce bouleversement annoncé en cache, en fait, un autre, bien plus décisif et plus radicalement providentiel. Rencontrant une mystique juive convertie, que lui a présentée un amiral japonais lui-même catholique, Vladimir Ghika décide de devenir prêtre.


3/ S’ouvre ainsi la troisième étape de sa vie, entre 1923 et 1939 : le laïc devient prêtre, puis protonotaire. Il est à Paris mais aussi du monde entier.

Le 7 octobre 1923, à 50 ans, Vladimir Ghika est ordonné prêtre à la Chapelle des Lazaristes par l’Archevêque de Paris, le cardinal Dubois (qui, quelque temps après, lui donnera une précieuse épine de la couronne du Christ montée en relique). Il est nommé chapelain à l’Église des étrangers, peut célébrer la messe dans les deux rites (messe latine et liturgie gréco-catholique). Il exerce alors son ministère avec un charisme spirituel grandissant, et multiplie les initiatives.

Il est par exemple, au départ de ce que sera Virgo Fidelis, la Fraternité spirituelle de prière et de souffrance pour le Clergé.

En 1925, il fonde ce qui sera plus tard le Centre d’Études religieuses de la rue de Sèvres.

Il crée avec Yvonne Estienne, un cercle pour jeunes filles avec un programme de vie autour de l’Évangile, de la charité, de la présence de Dieu.

Il envisage d’écrire une littérature théologique et spirituelle pour le grand public. Ainsi sont recueillis et publiés, en 1924, ses textes sur l’idée du Prochain, et en 1932, sur la présence de Dieu.

Mais il va aller encore au-delà, et il prend deux décisions fortes qui vont infléchir le cours de sa vie, et approfondir sa vocation.

Première décision : il crée une Société de Frères et de Sœurs, sous le patronage de saint Jean (il faudrait ici commenter le choix de cet évangéliste, important aux yeux de Vladimir Ghika). Les statuts sont approuvés par Pie XI en février 1924, et Vladimir Ghika acquiert une ancienne abbaye cistercienne en 1926, à Auberive (Haute Marne). L’idée directrice est d’orienter l’activité tout à la fois apostolique, missionnaire et charitable selon ce qu’il appelle « la théologie du besoin », avec deux catégories de Frères et de Sœurs, l’une de stricte observance, l’autre plus libre, dans le monde.

Pour autant, l’entreprise n’est pas facile : elle se heurte à des problèmes matériels – il y a beaucoup de travaux dans l’Abbaye –, à la question de la définition des missions de cette société (qui sera finalement dissoute par l’Evêque) ; et la situation se complique encore de l’absence de Vladimir Ghika.

Pourquoi cette absence ?

Parce que, deuxième décision, en 1927, il est autorisé à s’installer à Villejuif, dans la « zone » (comme on disait à l’époque). Pauvre parmi les pauvres, il vit dans un baraquement, composé d’une chapelle, d’une chambre et d’une pièce à vivre. Et, après avoir affronté toutes les difficultés et toutes les hostilités qu’on imagine, il finira par être accepté et par se consacrer au service du prochain (dans ce lieu qui est devenu une paroisse, dotée de son église, en mémoire de Vladimir Ghika). Il vivra là jusqu’en 1931, date à laquelle la maladie l’oblige à se retirer, tant il est affaibli par les privations.

Voilà qui ouvre alors à la dernière métamorphose de cette troisième période puisqu’en 1931 il devient d’abord recteur de la Chapelle des Étrangers, puis le Pape le nomme Protonotaire apostolique, sopra numerario – d’où le titre de Monseigneur – avec la mission, à nouveau, de travailler à l’unité de l’Église. Son activité va se déployer infatigablement à l’échelle du monde, dans des voyages nombreux, surtout parce qu’il entre au Comité directeur des Congrès Eucharistiques internationaux. C’est au cours de ces pérégrinations qu’il aura notamment découvert, au Japon, en 1933, les ravages de la lèpre…

Cette vie missionnaire intense va se clore cependant, par un événement qui, une fois encore, bouleverse l’existence de Vladimir Ghika – comme celle de bien d’autres hommes. Alors qu’il passe en août 1939 quelques semaines en Roumanie, dans sa famille, la guerre éclate. Vladimir Ghika décide de rester en Roumanie. Il demande à être clerc du clergé de Paris, détaché à Bucarest. Son destin est scellé. C’est la dernière étape de sa vie.

4/ Cette quatrième étape mène de 1939 à 1954 : Vladimir Ghika redevient exclusivement roumain, et il ira de la persécution jusqu’au martyre.

Il reste donc à Bucarest, pour se mettre au service des réfugiés, des blessés, des lépreux, des orphelins, des tuberculeux, tout cela surtout à Saint-Vincent-de-Paul, sans oublier les juifs persécutés auxquels il apporte son aide. Les témoignages sont multiples qui attestent que la relique qui est en sa possession opère des guérisons médicalement inexpliquées. Et un avocat témoigne : « Il était comme un savant bénédictin et un ange de douceur dans les prisons ».

Parallèlement, il collabore étroitement avec les gréco-catholiques, surtout avec le mouvement des jeunes, auxquels il fait des cours de théologie, accorde des entretiens et des confessions, toujours selon l’idée qu’il faut développer une foi éclairée et que le besoin est multiforme et doit être assumé en tous ses sens.

Ultime tournant cependant : en 1947-1948 le régime communiste se met en place. À deux reprises, Vladimir Ghika, refuse de quitter son pays. En 1947, quand le Roi Mihail abdique et se décide à l’exil, Vladimir Ghika refuse la proposition qui lui est faite de se joindre au convoi ; de même en 1949, au moment où la persécution s’amplifie : alors que la Légation de France, à la demande du Cardinal Suhard, Archevêque de Paris, entreprend de faire rentrer Vladimir Ghika, celui-ci adresse une lettre à son frère dans laquelle il écrit :

« Priez tous un peu pour moi, afin que je ne sois pas au-dessus du niveau requis, comme homme, comme Roumain, comme chrétien, comme prêtre et comme témoin de Dieu. »

Vladimir Ghika va alors affronter les difficultés personnelles (sa santé est fragile, les nuits sont souvent blanches) et les persécutions grandissantes : l’’Église gréco-catholique est supprimée et réintégrée à l’orthodoxie ; enfin, interdiction lui est faite de célébrer la messe.

Vladimir Ghika est alors surveillé par les autorités en raison de ses liens avec le Vatican. Arrêté le 18 novembre 1952, accusé de haute trahison, « l’ennemi du peuple » est d’abord emprisonné à Bucarest, puis il passe devant un tribunal militaire en novembre 1953 (il a 80 ans). Condamné à 3 ans de prison, enfermé à Jilava, sinistre prison communiste, il est soumis aux privations et aux tortures accumulées, battu, pendu par les pieds, ce qu’il redoutait particulièrement ; l’agonie commence ; il meurt d’épuisement le 16 mai 1954.

Même si je l’ai dessinée à grands traits, je crois que vous pouvez mesurer combien cette vie a été en effet celle d’un perpétuel recommencement, mais combien aussi ce recommencement a été la richesse providentielle d’une vie qui a constamment cherché à réinventer une spiritualité neuve – qui s’est déployée sur tous les plans, apostolique, théologique, missionnaire, caritatif, ascétique …


B/Et c’est précisément dans cet esprit qu’il faut comprendre à présent pourquoi ce chemin de sainteté emprunté par Vladimir Ghika peut nous conduire à réexaminer la notion de conversion.

Car lui-même le dit, et vous avez retenu la formule que j’ai évoquée dans mon préambule : « Je ne suis pas un converti ». Il écrit en effet, en 1902, quand il devient catholique :

« Je ne suis pas ce qu’on appelle un converti. Catholique d’esprit et de cœur, j’ai dû attendre que la possibilité me soit donnée d’entrer officiellement par la grande porte ».


À quoi, on peut ajouter ces lignes primordiales :

« Je crois en cette Église que nos ancêtres ont quittée, sans penser à une rupture, sans penser au trésor qu’ils perdaient. Je ne suis pas un renégat. Je vais devenir catholique pour être meilleur orthodoxe. Je suis un revenant du Bosphore, un pèlerin de Byzance, à la maison mère de la Foi, à la Rome éternelle ».

Pour commencer à entrevoir le problème, il faut d’abord se replacer dans le contexte de l’époque – fin XIXe/début XXe –, à un moment où la conversion est un phénomène qui se répand, notamment chez les écrivains. Pensons à Verlaine, Jacques Maritain et sa femme Raïssa, dont Vladimir Ghika a été l’ami, et qui diront devoir leur conversion à Léon Bloy, qui lui-même, bien que catholique, parlera de son retour à la foi comme d’une conversion.

Du côté orthodoxe, et littéraire encore, la Princesse Bibesco, liée à l’Abbé Mugnier, devient catholique en expliquant qu’il ne s’agit pas, là non plus, d’une « conversion ». Il faudrait évoquer aussi Soloviev… Mais je m’en tiens là, pour pointer ce phénomène en l’évoquant selon Bernanos. Qui écrit, dans La Liberté pour quoi faire ? (Folio, p. 214) – c’est un texte écrit juste après la guerre de 40 :

« Je ne suis pas un converti ; j’ai presque honte de l’avouer, puisque depuis une vingtaine d’années la mode est aux convertis, peut-être parce que les convertis parlent beaucoup, un peu à la manière des malades guéris qui ne vous font grâce d’aucun des détails de leur ancienne maladie. Faut-il ajouter que les cléricaux ont beaucoup de goût pour cette sorte de gens ? La chronique dévote de la première moitié du siècle est pleine de conversions littéraires. Une des plus célèbres fut celle de M. Paul Claudel, qui nous a retracé toutes les circonstances de ce matin mémorable où, dissimulé derrière une colonne de Notre-Dame de Paris, il a senti tout à coup ce mystérieux mouvement intérieur, ce spasme spirituel, cette espèce d’éternuement de l’âme par laquelle a commencé une prestigieuse carrière de poète catholique…»

Bernanos, toujours décapant, voit toujours juste et dit bien les choses. Il avait bien perçu le narcissisme qui peut se loger jusque dans le jeu de la conversion – et c’est bien le cas dans l’inflation contemporaine de ces récits de conversion dont les auteurs se voudraient comme de petits saint Augustin, alors que le phénomène relève beaucoup de la psychologie médiatique.

Vladimir Ghika n’est pas un converti de cette eau-là. Mais s’il ne l’est pas, c’est aussi qu’en son temps son passage au catholicisme, tel celui de Newman, de Soloviev ou encore de Maritain, répond en profondeur au bouleversement spirituel de l’Europe de l’époque, qui serait en quelque sorte le pendant, ou le verso, des bouleversements politiques qui mèneront alors à l’athéisme totalitaire.

Pour m’en tenir à la sphère des intellectuels catholiques que Vladimir Ghika rencontrera plus tard à Paris, l’idée s’affirme qu’une nouvelle chrétienté est en train d’advenir. C’est par exemple, ce que Maritain exposera dans Doctor Angelicus et dans La Primauté du Spirituel (1927). Nous allons, dit-il, vers un nouveau Moyen-Âge, mais avec une immense différence. Le christianisme médiéval est un christianisme européen, rassemblé dans l’unité d’un ordre social et culturel homogène. Tandis que le christianisme moderne doit se penser et se vivre dans la dispersion mondiale et dans la division religieuse. Il commente ainsi : « Au lieu d’un château fort dressé au milieu des terres, il faudrait penser plutôt à l’armée des étoiles jetées dans le ciel. »

C’est en bonne partie aussi cette dimension nouvelle qui constitue l’horizon du catholicisme de Vladimir Ghika et de l’esprit de sa « non-conversion ». C’est cette compréhension de l’importance de la « division religieuse » qui apparaît désormais déterminante. Je pense ici à Soloviev et à son refus du particularisme, qui écrit dans L’Idée Russe : « On a peur de la vérité parce que la vérité est catholique, c’est-à-dire universelle. On veut à tout prix avoir une religion à part, une foi russe, une Église impériale… » C’est l’orthodoxe qui parle ici, dans la conscience qu’il a de la difficulté que constitue le pluriel des Églises orthodoxes (Grecque, Russe, Serbe, Roumaine etc.)

Voilà pourquoi, dans cette lignée et dans ce lignage Vladimir Ghika n’aura de cesse, dès ses études romaines, puis dans son laïcat missionnaire, de penser et de vouloir l’unité du christianisme.

Évoquons ici la magnifique allocution qu’il a prononcée en 1904 au Congrès Marial qui s’est tenu à l’Église des Saints-Apôtres à Rome. Il y évoque « les appétits nationaux, les égoïsmes des peuples, les férocités des masses qui entretiennent la division, et qui sont comme les fermentations du péché dans les grandes personnes morales de ce monde ».

Et il exprime alors l’idée que, contre la division, la Vierge peut être la source et la ressource possibles de l’Union Orient-Occident, parce qu’elle peut « ramener à la pureté originelle de la religion les nations qui s’en sont écartées ». Il ajoute : « C’est une image de l’Immaculée qui doit se façonner dans les âmes de ceux que nous appelons à la vraie foi pour y former cette chose admirable qu’on nomme une conversion. »

« Ce qu’on nomme une conversion » : c’est comme s’il mettait le mot « entre guillemets ». Et il commente ainsi ce terme : « C’est une action spéciale et surnaturelle de la volonté, de l’intelligence et du cœur, purifiés jusqu’à leur source. »


Entre 1904 et 1954, entre la date de ce texte et la date de sa mort, tout le chemin spirituel de Vladimir Ghika sera la mise en forme de cette pensée profonde et décisive. Nous sommes bien au-delà de l’œcuménisme et de ses facilités ; l’Unité du Christianisme relève d’une telle « conversion » spirituelle, au point que c’est sans doute le mot même de « conversion » qui ne suffit plus, en tout cas, au sens où il est généralement admis – et qu’il nous faut donc revisiter.


II
D’une conversion singulière à la conversion plurielle

Pour mieux comprendre le sens de la pensée et de l’œuvre de Vladimir Ghika, je vais donc, en ce deuxième point, revenir sur les attendus et les obscurités du terme de conversion, pour montrer comment aller au-delà de sa signification « bien entendue » et tenter d’approfondir la compréhension du phénomène.


A / La conversion comme événement singulier

Sans pouvoir m’étendre ici sur la multiplicité historique des conversions, je retiendrai une idée clef. C’est que dans l’image classique, poussée souvent jusqu’à l’imagerie voire le cliché, la conversion est considérée comme un événement singulier, à la fois unique et quasi instantané (sans aller, bien sûr, jusqu’à la formule polémique de Bernanos, parlant de « spasme spirituel »).

Et j’ajouterai aussitôt qu’au-delà de toutes les différences et de toutes les nuances la conversion a eu historiquement un modèle paradigmatique, celle de saint Paul (évoquée trois fois dans les Actes des Apôtres), rejouée dans celle de saint Augustin (au livre VIII des Confessions).

Pour autant ces deux déterminations préalables de l’idée de conversion doivent être d’emblée complétées par une troisième. Ces deux conversions paradigmatiques ont été fortement valorisées, et je dirais même théâtralisées comme événement singulier, dans le contexte de l’après Concile de Trente, au XVIe et au XVIIe, c’est-à-dire surtout face au développement du protestantisme (le Grand Moyen–Âge chrétien, lui, ne s’est pas vraiment préoccupé de la conversion). Théâtralisées dans l’imaginaire, à la fois par la peinture romaine et par la forte éloquence du Grand Siècle français.

En peinture, tout commence avec Michel-Ange, dans cette fresque commandée précisément par Paul III, fresque de la Chapelle Paoline du Vatican, datant de 1542-1545. Saint Paul tombe de cheval, semble aveuglé. Le Christ apparaît en haut de la fresque. Une ligne de lumière éblouissante relie directement, physiquement, le Christ et saint Paul… Peinture majeure, décisive, forte et simplifiée à la fois, qui inspirera en particulier Caravage – autour de 1600 –, lequel peint deux versions de « La Conversion de saint Paul », et dont la seconde, visible à Santa Maria del Popolo à Rome, accentue à la fois la théâtralité et la puissance intérieure de l’événement.

Quant à notre Grand Siècle, il a tout entier contribué, par la force de son éloquence, à renforcer dramatiquement une telle image de la conversion, qui pourrait tenir dans le bel alexandrin de Corneille, qu’on trouve dans Polyeucte (1643), pièce dont le thème est précisément la conversion du païen au christianisme. Corneille résume la conversion de l’héroïne, si bien nommée Pauline, quand il lui fait dire ces mots :

« Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. »

Après Corneille, ce seront les Sermons de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, qui contribueront à nourrir le bel imaginaire et la grandeur de cet instant de la conversion. Il faudrait ici évoquer et analyser L’Oraison funèbre de la Princesse Palatine (prononcée en 1685, année de la Révocation de l’Édit de Nantes), le Sermon sur la gloire de Dieu dans La Conversion des Pécheurs, avec la Parabole de la Brebis perdue, sur le thème de la réintégration des pécheurs dans la communauté des Justes.

Cette éloquence n’est pas seulement littérairement sublime. Elle a engagé tout le travail de Bossuet, lequel a converti le protestant Turenne, a été à l’origine d’une Caisse des Conversions, confiée à Pélisson lui-même un converti, et a créé les Compagnies de la Propagation de la Foi, pour intégrer les nouveaux convertis.

Cette compréhension classique de la conversion comme événement singulier, dans sa théâtralité même, a bien évidemment sa légitimité, et elle appartient à la tradition et à l’histoire du meilleur christianisme. Il n’en reste pas moins qu’elle ne recouvre pas toute la vérité du phénomène, surtout si nous interrogeons à sa source l’apparition du mot « conversion ».

B / Car quelle est au juste la provenance du terme « conversion » ?

« Convertir (se) » vient du verbe latin convertere signifiant littéralement « se tourner »… Saint Augustin l’emploie dans les Confessions, par exemple au livre VIII, 12, lorsqu’il évoque l’événement du jardin de Milan. Mais ce mot latin est une traduction du grec, qui lui-même est né d’une traduction de l’hébreu…


1/ L’hébreu, le grec.

Sans pouvoir ici entrer en détail dans la relecture du texte biblique et de ses traductions, je situerai ainsi le problème – ou les problèmes que pose le terme de « conversion ».


Problème 1 : dans L’Ancien Testament, au moins cinq mots hébreux ont été traduits par deux mots grecs (dans La Septante), qui sont :

- Épistrophé : littéralement « retour », « retournement » de qui « se tourne vers »…

- Métanoia : littéralement « changement d’esprit », « changement de disposition d’esprit ».


Problème 2 : ces deux mots grecs (qui vont être utilisés dans Le Nouveau Testament, puis par Plotin et par les Pères de l’Église, ainsi Origène)

ou ont été traduits par le seul mot de « conversion »

ou bien ont été traduits de façon multiple, et ce jusque dans les langues modernes, donc non seulement par « conversion », mais aussi par « repentir », « repentance », « retour à Dieu »…

On s’y perd, alors même qu’il est question là d’un événement spirituel majeur de la vie chrétienne. Et je pense que dans cette affaire il n’a pas été assez prêté attention à la spécificité du Nouveau Testament.


2/ Que dit en effet le Nouveau Testament, puisque épistrophé et métanoia se trouvent chez les Évangélistes et chez saint Paul ? Je m’en tiendrai à saint Paul et à saint Marc.


Chez saint Paul, les deux mots ont un sens différent.

Épistrophé est utilisé en sa forme verbale dans Thessaloniciens 1, 9, où saint Paul évoque le fait de « se détourner des idoles pour se tourner vers Dieu », respectant ainsi le sens littéral du terme.

Tandis que métanoia apparaît, par exemple dans Romains 2, 4, dans Corinthiens 7, 10, dans la formule métanoia eis sôterian, c’est-à-dire « changer son esprit pour le salut ».

La métanoia apparaît plus souvent, et on trouve au moins deux passages où saint Paul la commente par des synonymes.

Dans Romains, 12, 2 : Metamorphoustai tè anakainosei tou noos, « se métamorphoser par le renouvellement de l’esprit ».

Dans Éphésiens 4, 22-24 : Ananeoustai tô pneumati tou noos humon, « être renouvelés dans le souffle de votre esprit » (ou encore : « dans l’esprit de votre discernement »).

Ce renouvellement, Paul le comprend selon l’idée qu’il faut se dépouiller de l’homme ancien pour revêtir l’homme nouveau, parce que Dieu nous a créés en Jésus-Christ. Revêtir le nouvel homme correspond à ce qu’il appelle « la circoncision du cœur », entendue comme une nouvelle incarnation (Corinthiens, 15, 8).


b) Mais je suis plus frappé encore par l’Évangile de Marc, qui m’apparaît aussi grandiose que décisif s’agissant de mieux saisir l’esprit de la « conversion », en son sens évangélique.

De fait, Marc s’adresse aux chrétiens, parce qu’il met continûment en scène la relation du Christ avec les Apôtres. Et il dit d’emblée (1, 15) : métanoieite (verbe qui correspond à la métanoia) kai pisteuete en tô euaggeliô, « changez votre esprit et ayez foi en l’Évangile ».

Or le terme metanoieite est souvent traduit par « repentez-vous ».

Mais une telle traduction reprend le sens des mots des prophètes de l’Ancien Testament, c’est-à-dire : quitter le péché, revenez au chemin de Dieu pour entrer dans l’Alliance.

Or Marc dit autre chose. Parce que la métanoia dit autre chose. Elle correspond à un changement de paradigme, et elle est une affaire d’intelligence, de compréhension, de discernement.

Et que constate Jésus ? Jésus s’étonne, à plusieurs reprises que les Apôtres ne comprennent pas (7, 18/ 8, 17-21 / 9, 32) :

« Comment ne comprenez-vous pas ? », leur dit-il (8, 21) ; tel est le cas de Pierre, qui, certes, reconnaît Jésus comme Messie – « Tu es le Christ », lui dit-il –, mais qui ne comprend pas lorsque Jésus enseigne le sens de la souffrance et de la mort. Non seulement Pierre ne comprend pas, mais il reprend même Jésus, qui lui dit alors les mots terribles : « Arrière Satan ! »

Donc la foule des convertis a des idées sur Dieu et sur le Messie, mais il va falloir transformer tout cela. Marc montre un Jésus populaire, qui fait des miracles, mais qui ne maîtrise ni la foule ni la situation, et surtout qui reste incompris des proches et des disciples ; certains vont même dire de lui : « Il a perdu la tête »(3, 20.21).

La première moitié de l’Évangile de Marc est consacrée à cette incompréhension, liée aux difficultés face aux miracles. Les chrétiens, les convertis, les apôtres eux-mêmes se sont exposés à l’idée fausse d’un Dieu de Puissance. Comme le dit Jésus à Pierre : « Tu raisonnes non du point de vue de Dieu, mais du point de vue des hommes. »(8, 33)

Donc Pierre et les Apôtres, ceux-là même qui disent à Jésus qu’ils ont tout quitté pour le suivre (« Nous sommes comme toi », 10, 28) sont encore « possédés », alors qu’il leur faut entrer dans la « kénose », c’est-à-dire dans la dé-possession, dans le vide, dans l’évidement, dans le dépouillement.

Les Apôtres n’ont pas fait leur métanoia, c’est-à-dire n’ont pas encore saisi la discontinuité et la nouveauté profonde de Jésus. La métanoia, c’est le renoncement à ce qui vous possède à votre insu, et le Christ invite précisément les Apôtres à prier pour chasser ce qui est une forme de possession. La métanoia, c’est une intelligence nouvelle, c’est un éveil de l’esprit, c’est un nouveau discernement, soit : une re-conversion.

Et c’est là tout le sens de la deuxième partie de l’Évangile de Marc, à partir de la guérison de Bartimée (10, 51) : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » lui dit Jésus. Et l’aveugle qui a demandé et retrouvé la vue suivra Jésus de Jéricho à Jérusalem. La métanoia ouvre l’esprit et le cœur, au sens de la dépossession radicale et de l’humilité absolue, c’est-à-dire de la passion et de « la folie de la Croix », comme dit saint Paul.


3/ Et c’est donc au sens de cette re-conversion comme éveil du sens spirituel qu’il faut alors « déthéâtraliser » la conversion classique, et repenser du même coup le sens du texte de saint Augustin.

Car, dans la préparation de cette conférence, j’ai fait l’heureuse lecture d’un texte dont l’autorité m’a providentiellement soutenu dans le parti que j’avais choisi. Le texte est de Benoît XVI… Dans l’une de ses catéchèses de 2007, Benoît XVI montre parfaitement que la prétendue conversion de saint Augustin ne saurait se résumer à l’événement du jardin de Milan de 486, rapporté au Livre VIII des Confessions. En fait, il y a plusieurs étapes qui le précèdent et plusieurs étapes qui le suivent.

Il y a d’abord, si je reprends les termes évoqués tout à l’heure, une épistrophé, qui consiste à se tourner vers Dieu par la philosophie, par le manichéisme, par Platon sur un chemin qui mène jusqu’à l’épisode du jardin, où Augustin entend une voix qui lui dit « Prends, lis, prends, lis » et qui le conduit à lire dans saint Paul le passage qui exhorte à se détourner de la chair pour se revêtir du Christ : « Tu avais converti mon être à toi », écrit ici Augustin.

Mais après, d’ailleurs, avoir vécu en 387 à Ostie avec sa mère Monique un moment d’extase mystique, Augustin revient en Afrique, où il fonde un petit monastère, et où il découvre alors que pour être proche du Christ, il faut être proche des autres, dans la simplicité et dans l’humilité. Benoît XVI écrit : « C’était là sa véritable et deuxième conversion. » Et il ajoute : « Il y a une deuxième étape du chemin augustinien, une troisième conversion, celle qui le portera chaque jour de sa vie à demander pardon à Dieu. » Saint Augustin comprend que ce qu’il avait écrit dans le Sermon sur la Montagne – comme chrétiens, nous vivons l’idéal de la vie chrétienne par le baptême que renouvelle l’eucharistie – était une erreur. Il faut au contraire une nouvelle humilité, car nous avons toujours besoin d’être lavés par le Christ et renouvelés en Lui. Benoît XVI clôt sa démonstration par cette formule qui me convient en tous points : « Nous avons besoin d’une conversion permanente. »

Dans ce droit fil, il aurait fallu avoir le temps d’évoquer et d’analyser celui que Vladimir Ghika aimait tant, je veux dire Blaise Pascal, dont le chemin est pour moi celui de plusieurs conversions successives et qui mieux que personne avait compris que ce qu’il appelle « la vanité » est « si ancrée dans le cœur de l’homme » que la métanoia ne peut être que perpétuelle. Je m’en tiendrai pour ce soir à citer cette pensée majeure de Pascal : « La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous prendre légitimement à toute heure… » Et c’est précisément en ce sens, sur le chemin qui part de saint Marc et passe par saint Augustin et par Pascal, que je rencontre personnellement le chemin du Bienheureux Vladimir Ghika. Dont je voudrais montrer qu’il fut une métanoia continuée, comme un éveil perpétuel de l’intelligence spirituelle à l’humilité.


III
L’humilité et notre double nature

A / Le pas nécessaire de l’humilité

1 / Notons-le, l’humilité est curieusement absente du catalogue habituel des sept vertus. Si, chez saint Thomas, elle apparaît comme la vertu qui est le préalable à toutes les autres, c’est alors sans doute qu’elle peut être considérée comme beaucoup plus radicale qu’une vertu, parce que l’humus de l’humilité doit être compris comme la racine même de l’homme. Et c’est ce qui explique qu’elle est le plus souvent placée au fondement et au cœur de la vie chrétienne.

Saint Paul en fait un thème majeur, comme, par exemple, dans Romains 12, 3 : « Je dis à chacun de vous de ne pas avoir une haute idée de soi, mais d’avoir de l’humilité ; chacun selon la mesure de la foi que Dieu lui a donnée en partage » (donc : plus grande est votre foi, plus grande est votre humilité). Ce que Paul prolonge dans Philippiens II, 1-11 : « Ne faites rien par esprit de rivalité ou par vaine gloire, mais qu’en humilité vous regardiez les autres comme au-dessus de vous.»

Pourquoi ? Réponse en Romains 8, 20 : parce que si la création a été soumise à la vanité, c’est à raison même de la puissance du diabolique.

L’humilité répond donc à ce que le Christ essaye de faire comprendre aux Apôtres ; elle est le pas sur la voie qu’il a ouverte à la « kénose » selon le mot de Paul dans Philippiens II, 7 : l’abaissement de soi, qu’on traduit tantôt par dépouillement, tantôt par anéantissement, et qui correspond à une forme d’ « évidement ».

Dans la lignée de la philosophie grecque, les Pères de l’Église n’auront de cesse de critiquer la philôtia, « l’amour de soi ». Dorothée de Gaza, par exemple, écrit que, comme l’arbre qui porte beaucoup de fruits et qui s’incline vers la terre, plus grande est la sainteté et plus elle s’humilie.

Au seuil de l’époque moderne, le XVIIe siècle avait bien mesuré le risque qu’il y avait de mettre au centre l’homme et sa rationalité – ce fut le combat de Pascal contre Descartes, avec la question de la vanité comme principe diabolique. Or, quatre siècles plus tard, la question est plus que jamais actuelle, plus urgente même. L’homme-Dieu, selon la formule de Baudelaire à propos du narcissisme moderne, est devenu la référence. Et Vladimir Ghika a bien pressenti et mesuré, dès 1904, les risques terribles, des identités délétères et de ce qu’il appelle « l’égoïsme jouisseur » – et on peut craindre qu’en effet le totalitarisme d’un côté, le narcissisme implosif et l’hédonisme explosif de l’autre, aient gagné la partie…

Même l’Eglise peut être rappelée à l’humilité, comme lorsque le Pape François, dans un texte du 2 décembre 2014, écrit pour l’Avent qu’ « il n’y a de théologie qu’à genoux ».

2 / Et c’est sur ce point essentiel que la vie, l’œuvre et la pensée de Vladimir Ghika ont d’emblée et continûment mis l’accent : la kénose du Christ, le dépouillement, l’anéantissement comme fondement de l’humilité ont été la base de son chemin de pensée et de sainteté, ont été le centre du discernement spirituel tel qu’il l’entendait et la vivait.

Dans un style très XVIIe siècle, voici trois pensées qui en témoignent (Pensées pour la suite des jours, p. 81 et 82) :

« L’orgueil le moins facile à déraciner : celui des gens qui croient n’en pas avoir ».

« Y a-t-il plus pauvre qu’un orgueilleux ? »

« La vanité est la plus indéniable des rotures : il n’y a pas de noblesse dont elle ne fasse déchoir. »


Ainsi, le Prince qu’il était, sans renier son ascendance, a choisi, plutôt que la déchéance de la vanité, l’échéance constante de l’humilité. Et l’on peut alors relire les étapes de sa vie, face à « la croix du recommencement », comme autant de stations d’un dépouillement qui s’accomplit, chaque étape se dédoublant même :

1er dépouillement : social – le prince roumain devient simple français.

2ème dépouillement : intellectuel – il passe du droit à la théologie.

3ème dépouillement : religieux. L’orthodoxe devient catholique.

4ème dépouillement : charitable. Le catholique découvre la charité active.

5ème dépouillement : spirituel. Le laïc devient prêtre.

6ème dépouillement : de pauvreté. À Villejuif, pauvre parmi les pauvres.

7ème dépouillement : christique. Monseigneur est un persécuté.

8ème dépouillement : la croix. Le martyre.


Et tous ses écrits confirment l’importance de cette humilité renouvelée.

3 / Tous ses écrits respirent de cette exigence répétée, inlassablement, que toute vie authentiquement chrétienne repose sur l’oubli de soi comme condition première. L’exigence est successivement morale, existentielle et religieuse.


Pensées p. 77 : « S’ils sont de fibre généreuse et noble, c’est à ne plus avoir d’orgueil que les orgueilleux doivent mettre tout leur orgueil. »

Pensées p. 88 : « Personnage et personne. Nous sommes hélas ! plus soucieux d’imposer notre personnage que de réaliser notre personnalité. »

Dans personne, on tend à oublier la dimension du négatif : la voie de la kénose.


Pensées p. 74 : « S’oublier, c’est en général se mettre à sa place. »

L’oubli de soi est donc affirmé comme le contraire de l’amour de soi. Telle est la première étape du chemin de conversion que nous allons parcourir.

L’oubli de soi consiste d’abord à ne pas parler de soi, dit Vladimir Ghika (ce qui était son cas, aux dires de ceux qui l’ont connu), mais qui consiste surtout en un arrachement à soi, selon la formule de la p. 109 des Entretiens : « S’arracher tout entier à soi-même ». Il y a bien là un geste de conversion car, dit Vladimir Ghika trois pages plus loin (p. 112), « notre cœur nous demande cette espèce de bond intérieur qui permet d’accomplir le sacrifice dans un saint oubli de soi-même ».

J’insiste sur la formule : « Saint oubli de soi-même. ». Cet oubli peut être qualifié de « saint » parce que cette conversion du cœur vers le dénuement est ouverture à ce qu’a été le dénuement du Christ jusqu’à son abaissement.


4 / L’enjeu de cet oubli de soi, dans l’ouverture à la simplicité de l’humilité, c’est bien sûr, le rapport à Dieu.

Selon un processus clairement précisé par ces trois pensées extraites des Pensées pour la suite des jours.

p. 36 : « Souvenir de Dieu et oubli de soi-même… L’un tirant l’autre. »

p. 109 : « Pour commencer à entrevoir Dieu, il faut déjà s’être perdu de vue. »

p. 76 : « L’humilité, qui met les choses à l’échelle de Dieu, est aussi l’échelle qui permet de monter à Dieu. »

Se mettre à sa place, « mettre les choses à l’échelle de Dieu » : il s’agit bien là, d’un processus d’inversion, qui ramène donc à l’humus, au sol de l’humilité, comme seule porte d’accès à la présence de Dieu. Qui, au demeurant, lui-même est humilité ; car, ajoute Vladimir Ghika, à la p. 96 des Pensées : « La sainte et prodigieuse humilité de Dieu est libre et volontaire. »

L’inversion est donc bien ici une conversion de l’âme : « Toute âme vraiment humble peut aimer aisément. Elle a perdu presque tous les sujets d’indifférence ou d’aversion. » (p. 95). En jouant sur la racine des termes, de l’aversion à l’inversion et à la conversion, l’humilité est ouverture à la face de Dieu même.

Nous retrouvons ici Bernanos à propos de la sainteté, en ce qu’elle n’est pas une qualification morale, mais un chemin d’expropriation pour une nouvelle incarnation.

Comment est-ce possible et même nécessaire ?

Parce que l’homme est d’une double nature : nature et surnature.

Si l’homme n’est que nature, il ne peut s’oublier soi. S’il est aussi surnature, il doit alors vouloir et pouvoir incarner cette surnature, c’est-à-dire sa dimension divine et sa relation à Dieu. C’est là que la pensée de Vladimir Ghika est d’une extrême cohérence et d’une extrême acuité. C’est là que sa pensée approfondit la conversion avec la question de la rencontre.


B / Nature, surnature : la conversion dans la rencontre

1 / Vladimir Ghika conçoit en effet un nouvel apostolat, qui repose sur cette idée de la double nature de l’homme, mais qui repose à son tour sur la double réalité de la présence de Dieu.

Extraite des Pensées pour la suite des jours, p. 143, la pensée clef est celle-ci : « Notre Dieu est un « Dieu caché ». Mais aussi, dans un autre sens, un Dieu “caché partout”, et qu’il importe de retrouver partout ».

« Un Dieu caché » est mis entre guillemets, car c’est un emprunt direct à celui que Vladimir Ghika n’a cessé de lire et d’aimer, Pascal. « Dieu caché » : marque de notre finitude. Mais le retournement s’opère : « Un Dieu caché partout ». À retrouver partout. Autrement dit, l’humilité est active, et elle est constamment mise en demeure d’être en quête du Dieu caché. Par quelle voie ? Selon quelle ressource ? Vladimir Ghika répond : par la grâce de la rencontre, dans un processus profond, en une nouvelle conversion, qui est le prélude à toute charité possible et Vladimir Ghika s’explique :


2 / Ce processus consiste à convertir le sens de la journée, afin qu’elle ouvre la possibilité de la rencontre.

Dans les Entretiens spirituels, p. 35, Vladimir Ghika précise clairement comment convertir le sens du quotidien : l’acte initial de la journée revient à offrir à Dieu toutes les pensées, paroles et actions qui vont remplir cette journée, afin que, je cite, « tout y prenne en Jésus Christ une valeur surnaturelle ». C’est donc à nous qu’il incombe de convertir la nature en surnature, en faisant en sorte que l’offrande initiale de la journée se vérifie dans sa réalité concrète, et soit validée, dit Vladimir Ghika, par l’acte final qu’est l’examen du soir.

Donc, nous avons la possibilité de convertir notre journée en la pénétrant de la présence divine (Entretiens, p. 36).

D’où, citation : « Notre journée se déroule alors tout autrement et se perçoit, quelque ingrate qu’elle puisse être, comme une véritable assise de la vie éternelle ».

Le cœur de la conversion est donc cette métamorphose du quotidien et au quotidien qui s’entend à la lettre comme ce que Vladimir Ghika appelle (p. 38 dans Entretiens, et en italiques) « le retournement nécessaire des choses ».

Le mot « retournement » pourrait rappeler littéralement l’épistrophé, ce mot grec qui a été utilisé pour l’un des sens possibles de la conversion. Mais à cette épistrophé correspond une métanoia intime, car ce retournement, Vladimir Ghika le nomme « tâche, épreuve et trouvaille bénie de toute âme » (Entretiens, p. 38). C’est-à-dire une ouverture à l’Esprit qui répond à « la plus muette et la plus rudimentaire élévation du cœur ».

Notre nature est donc ainsi transfigurée car, écrit Vladimir Ghika, « c’est Dieu associé, par touches incessantes, à notre vie » (p. 38).

Le mot important est ici « incessant » – « par touches incessantes ». C’est là ce que j’appelle, quant à moi, le perpétuel de la conversion, qui répond à cet appel de la Présence.

3 / Mais le processus transfigurateur ne s’arrête pas là, car il faut encore nommer le mode d’incarnation de cette présence de Dieu, à l’articulation de notre nature et de notre surnature.

Le nom de cette incarnation, où s’accomplit notre conversion, c’est, selon Vladimir Ghika, « le prochain », c’est-à-dire, celui qui est rencontré au quotidien.

Je cite, p. 52 des Entretiens spirituels :

« Il s’agit de trouver Dieu sans cesse, en toute simplicité, dans la vie de tous les jours, à tout moment du jour, et de reconnaître en tout ce qui porte sa trace le Fils de Dieu. » (La phrase est à la première page du texte intitulé La liturgie du prochain)

Vladimir Ghika pense ainsi la rencontre en nouant la dimension du prochain à celle du besoin, quand il se présente comme le nouveau venu, c’est-à-dire celui dont chaque jour apporte la rencontre.

« Tous les nouveaux venus que tu croises durant la suite des jours sur le chemin de ta vie, regarde-les, pour leur faire place en ton âme, avec le regard qu’avait le patriarche de jadis pour l’hôte, l’hôte de passage, toujours mystérieux et sacré. Dans le plan divin, nulle rencontre n’est indifférente. » (Pensées pour la suite des jours, p. 119)


La conversion nomme ici l’acte de se tourner vers quelqu’un, et la tâche se renouvelle à chaque occasion de la rencontre de l’autre, qui peut-être aussi rencontre de soi : « Sois celui que tu voudrais rencontrer parmi les autres, surtout si tu ne rencontres point, parmi les autres, celui que tu aimerais rencontrer. » (Pensées pour la suite des jours, p. 119)


Cette tâche, consistant dans la rencontre de l’autre autant que dans celle de soi, est d’autant plus difficile qu’elle est affaire d’instant, d’instant présent, et qu’elle nous met en demeure de savoir « aider à temps ».


« Aider à temps », c’est avoir la capacité, dans l’immédiateté, de l’attention dans le contact avec l’autre, avec sa souffrance ou avec ce qui lui manque, et la rencontre est à cet égard un art difficile. C’est la force et la beauté du texte La visite des Pauvres, recueilli dans Entretiens spirituels, d’expliquer concrètement toute la difficulté de la rencontre : le pauvre, le prochain, tout comme celui qui va à sa rencontre, entrent en effet dans une phase initiale de descente. L’un déchoit de son idéalité, l’autre déçoit inévitablement l’attente dont il est investi (p. 124). Alors (p. 125) : « Il va falloir racheter ce que votre bienfaisance semble perdre de charme et d’efficacité par un don plus complet de vous-même », écrit Vladimir Ghika, qui souligne l’extrême difficulté de ce nouveau dépouillement exigé, lequel réclame la prière renouvelée pour que la transformation advienne et que naisse ce qu’il appelle si bien une « bonté amicale » (p. 130), née de votre intimité avec le pauvre et avec Dieu.

L’important est alors de mesurer qu’ « une œuvre de bien, un acte de bien, accomplis dans l’esprit de Dieu, soit à la fois son œuvre et votre œuvre, son acte et notre acte » (Entretiens spirituels, p. 164). Nous sommes, à partir de là, les acteurs-médiateurs d’une transcendance active, à l’articulation de la nature et de la surnature.

p. 178 des Entretiens spirituels : « Rien ne rend Dieu proche comme le prochain »

p. 182 des Entretiens spirituels : « Si tu sais mettre Dieu dans tout ce que tu fais, tu le retrouveras dans tout ce qui t’arrive ».


4 / C’est là que Vladimir Ghika prend soin de redéfinir le sens de la charité, car « s’il est un mot que l’usage vilain du monde a rétréci, c’est celui-là » (Entretiens spirituels, p. 173).

La charité, on va le voir, n’est rien d’autre que l’exercice de cette conversion continuée qui est à l’œuvre et le signe de notre transcendance active.

Entretiens spirituels p. 177 :

« C’est tout un abîme, ou plutôt c’est tout un ciel qui sépare la bienfaisance, distraction d’économie politique, la philanthropie bornée, la simple piété humaine, de cette autre chose venue d’un Autre monde, l’amour éternel de Dieu, l’amour éternel incréé, le Saint-Esprit caché dans les âmes des hommes, et opérant par leurs mains, humbles, fragiles, faibles, mais sanctifiées. »

La charité n’est pas seulement la solidarité comme on dit aujourd’hui ; elle est même bien plus que la charité classique entendue. Elle est une charité convertie, une charité toujours en conversion, c’est-à-dire en re-conversion. Car, écrit-il dans Entretiens spirituels, p. 173 : « Le premier pauvre, le premier mendiant à qui nous devons faire la charité, c’est Dieu. Il est toujours là, à attendre, méprisé, oublié, offensé, méconnu, bafoué. » Et c’est sur cette charité fondamentale qui est aussi charité de Dieu (Entretiens spirituels, p. 5), que s’enracinent toutes les autres (p. 74). Vladimir Ghika en liste une dizaine, qui vont du secours matériel indispensable jusqu’à l’intercession et à la prière.


Alors, qu’est-ce qui s’opère dans cette charité à la fois fondamentale et multiple, verticale et horizontale ?

D’abord, une transformation de soi, une inversion qui est transfiguration (Entretiens spirituels p. 155), Vladimir Ghika notant que le don est :

- satisfaction à la vocation humaine de servir,

agrandissement de votre âme : « Plus on donne de soi-même, plus on s’enrichit. C’est même la seule façon d’augmenter l’amplitude de notre être »

une façon de voir le monde tel qu’il est

un changement de relations

l’acceptation d’un souci nouveau,

une façon d’exercer un sacerdoce que le Nouveau Testament et les Conciles ont concédé à tout chrétien laïc

une façon d’abandonner nos fautes (valeur rédemptrice)

une façon de rendre à Dieu ce qu’il nous a donné

sans compter les « fruits surnaturels » qui appartiennent aux secrets de Dieu.


C / C’est pourquoi toute la vie de Vladimir Ghika - le laïc, le prêtre, le protonotaire, le persécuté même – s’est consacrée à cette dimension de la charité. À la fois sur le plan matériel et sur le plan spirituel (car le besoin est aussi de cet ordre, et que ne dirait-on pas aujourd’hui !), mais aussi à la fois sur le plan individuel et sur le plan collectif – tant à Villejuif que dans sa volonté de créer et de fonder une communauté d’un nouveau style, à Bucarest, depuis Salonique, puis à Auberive, sous le patronage de saint Jean, qui est par excellence l’Apôtre du lien entre Jésus et le Christ, entre la majesté distante et la simplicité dans la proximité.

Vladimir Ghika avait dans l’idée de définir un laïcat nouveau, non figé sur une activité déterminée ni fixée à une règle, mais qui eût été capable de répondre à l’instant et à la circonstance, dans l’amour de Dieu. Un amour à la fois ascétique, mystique et évangélique, qui soit la mise en œuvre de l’impératif que formule ainsi Vladimir Ghika : « Vivre à chaque instant de cette conviction qu’aucune rencontre est un hasard. »

Donc toute rencontre est providentielle et si la Providence est rencontre, si la Providence se rencontre, alors elle nous met à chaque instant dans l’exigence d’une conversion. La conversion n’est donc pas l’affaire d’un instant. C’est au contraire chaque instant qui est affaire de conversion. La conversion est donc toujours une question de temps.

Et Vladimir Ghika lui-même a sur cette question du temps une pensée d’une richesse théologique et philosophique insoupçonnée, sur laquelle repose, en profondeur ultime, l’idée renouvelée de la conversion.

Cette pensée fera l’objet du dernier point de mon propos.


IV
La liberté, le temps : à la source de la conversion perpétuelle

Il y a en effet, chez Vladimir Ghika, une pensée profonde de la liberté et du temps. Une pensée rare. Ce n’est pas une pensée systématique, mais une pensée primordiale, comme celle de Pascal, dont les Pensées lui sont évidemment présentes dans le titre qu’il a choisi de donner à son ouvrage, Pensées pour la suite des jours.


A / Quant à la liberté, tout d’abord, la pensée de Vladimir Ghika s’affirme en prenant en compte la réalité de l’homme contemporain, et face à l’épreuve permanente de la réalité du mal.


1 / Que nous dit en effet Vladimir Ghika ?

« La souffrance est une voie qui permet de donner à la volonté, soutenue par Dieu, le prix d’une persévérance admirable et d’une sainte confiance » (Entretiens spirituels, p. 73).

Et il ajoute : « J’insisterai un peu sur ce point parfois trop négligé en nos temps de volonté faible et de désirs anémiés. »

Je souligne, car la lucidité, claire vision, de Vladimir Ghika est ici extrême : nous sommes donc, selon ses mots, dans une époque « faible », qui a perdu de vue le rôle nécessaire de la volonté, telle qu’elle doit être, bien sûr, pénétrée de celle de Dieu. Il y a là un élément décisif de la conjonction des deux volontés actives – jusque dans la grâce –, qui marquent l’exercice de notre liberté.

Pourquoi ? Vladimir Ghika s’inscrit ici dans la lignée de ce que dit saint Paul, dans sa Lettre aux Éphésiens 4, 27 : quand il les a exhortés à revêtir l’homme nouveau (sens profond de la conversion première), il ajoute : « Ne donnez pas accès au diable ».

Cette dimension du diabolique est fort présente chez Vladimir Ghika.
Je trouve ainsi cette note dans le brouillon d’autobiographie : « 1892 [il a 19 ans]. L’œuvre continue. J’écris beaucoup et toujours sur des matières de nature à éloigner l’esprit du mal ». Et je note que, comme le rapporte l’auteur du livre Monseniorul, publié récemment en roumain, que Vladimir Ghika était fort sensible à cette présence du diable : « Il savait beaucoup de choses sur la question mais il n’en parlait pas avec plaisir ». Il s’abstenait de l’évoquer pour ne pas l’accréditer, mais il n’évitait pas le sujet s’il le fallait. Il disait par exemple, qu’il ne fallait pas laisser le diable s’interposer (et il avait dressé une analyse subtile des différents niveaux de la réalité diabolique).

Il était très sensible à l’évidence du combat à mener face aux obstacles et aux échecs, qu’il a souvent vécus douloureusement (ainsi celui de la communauté d’Auberive). Mais il affirmait que les obstacles les plus grands étaient l’inertie, la paresse, le découragement, c’est-à-dire la faillite de la volonté – donc de la liberté. Et surtout l’illusion de croire qu’on est enfin sorti d’affaire et accompli.
Notons cette forte pensée, à la p. 108 des Pensées pour la suite des jours :

« Sur le chemin de la perfection, ceux qui, tant soit peu, se croient arrivés, prouvent, par là, qu’ils ne sont même pas partis ».


2 / D’où l’insistance que met Vladimir Ghika sur le point de l’attention et de la persévérance, en clarifiant le régime de la volonté. C’est ce qu’il développe dans quelques pages de La Présence de Dieu (p. 36-37 dans Entretiens spirituels)

Nous avons vu tout à l’heure, que la présence de Dieu devait pénétrer l’intégralité de la journée. Et Vladimir Ghika précise ainsi :

« Ceux qui n’ont pas répété sans cesse et avec assez de persévérance, d’attentive application et de foi très simple, ce mouvement essentiel de l’âme, ne sauraient croire à quel point, à lui seul, il vient transformer et faire apprécier la vie. » (Entretiens spirituels, p. 37)

Soulignons : persévérance, attentive application, foi très simple… Il y a bien là, explicitement, l’idée qu’il s’agit journellement d’activer une conversion de l’âme (« mouvement essentiel »), qui convertit alors le rapport à la vie.

Et j’aime l’analyse subtile selon laquelle Vladimir Ghika décrit la réalité de ce processus : « Il s’opère en nous une sorte de distraction bénite, de distraction à rebours, de sainte revanche de la distraction coupable. » Nous sommes bien au-delà de la simple psychologie. Nous sommes dans la réalité spirituelle vécue d’une distraction convertie, d’une distraction volontaire (paradoxe !), qui a Dieu pour objet et où Dieu ne distrait que du mal. On trouve, par là, une assise et une récompense au travail de l’âme, du cœur et de l’esprit.

Il va sans dire, mais je le répète, que cette application, cet exercice persévérant et volontaire de la liberté, s’allient à l’amour divin et à la grâce, dont la venue, dit Vladimir Ghika, doit être attendue avec confiance, et notamment dans et par la prière, qui est, je cite, « l’exercice continu, ou plutôt le perpétuel et très normal souci de la Présence de Dieu » (Entretiens spirituels, p. 34,), exercice qu’il qualifie aussi d’ « ininterrompu », en se référant à l’Évangile et en invoquant « l’esprit d’oraison perpétuelle ».


3 / Ce qui frappe ainsi dans la parole et la pensée de Vladimir Ghika, c’est le recours quasi permanent, et qu’il faut absolument relever, aux adjectifs comme « continu », « incessant », « constant », « perpétuel », « ininterrompu ». C’est en ce sens que l’esprit de la conversion est exactement à l’inverse de ce qu’y met l’imagerie traditionnelle : elle n’est pas seulement l’irruption brusque – ce qu’elle peut être, bien sûr –, mais elle est surtout le long chemin à parcourir dans le maintien de l’exigence majeure du souci de la Présence de Dieu, à l’incarnation duquel il faut toujours demeurer attentif.

C’est ce que Vladimir Ghika appelle « l’exercice ininterrompu de la vie spirituelle, avec une appropriation toujours meilleure de la vie courante et domestique, dans la vie sociale, dans la voie sacramentelle et mystique » (Entretiens spirituels, p. 34).

Phrase et vision magnifique, car elle réarticule tous les aspects de la vie humaine ; au lieu de les hiérarchiser, elle les rassemble en donnant ainsi, à chacun, sa grandeur et sa plénitude.


B / Cette incessante re-conversion de la vie et de notre rapport à la vie, dans le seul souci de Dieu, repose sur une théologie nouvelle du temps, qui me paraît approfondir un sens majeur du christianisme et de la conversion elle-même.


1 / Le temps, comme le voit Vladimir Ghika, ne relève pas de la conception courante du temps comme succession linéaire et orientée. Il avait une façon de vivre le temps (on dit qu’il n’avait jamais de montre ») et de vivre le présent en le pensant selon le sens de « don ».

Il écrit notamment dans ses Pensées, p. 55 :

« Le présent a un nom d’une étrange éloquence. Il est avant tout, un présent, un don de Dieu, qui appelle avant toute autre action, l’action de grâces ».

Il s’agit donc d’honorer le présent, comme un don, et comme un don divin, ce qui est une difficulté incompréhensible pour l’homme de la nature, qui croit avoir compris qu’honorer le présent c’est en jouir selon la maxime du Carpe diem. Or, Vladimir Ghika pense le présent aux antipodes de cet hédonisme. Car le don du présent est profondément vécu comme divin, c’est-à-dire qu’il est à l’articulation de deux dimensions du temps : celle de l’instant et celle de l’éternité (nous retrouvons là notre double nature).

Et Vladimir Ghika écrit ainsi magnifiquement : « Chaque instant de notre vie s’il est frappé de l’empreinte divine, est la monnaie de la vie éternelle. » (Pensées, p. 100) Et, en reprenant cette image de la monnaie, il ajoute : « Et quelle que soit la face sur laquelle ici-bas retombe cette monnaie, dans le jeu toujours renouvelé qui vers le Ciel la lance sans repos – que ce soit la face de la joie ou celle de la douleur – sa valeur ne change pas et son prix paye toujours le même prodige ».

Pensée profondément grecque : le temps est un enfant qui joue. Mais ce jeu, selon le mot de Vladimir Ghika, qui est « toujours renouvelé » puisque le présent toujours nouveau, manifeste notre transcendance (notre surnature) :

« En tant que présent, le présent dessine d’un seul trait, léger, mais sûr, quelque chose de la figure de Dieu. » (Pensées, p. 143)


2 / C’est cette pensée profonde originale du temps qui nourrit ce que nous dégageons de la vie et de l’œuvre de Vladimir Ghika comme sens de la conversion perpétuelle. Chaque instant – et chaque rencontre – doit être vivifié et pris en compte pour être converti en valeur précieuse (et je reprendrai ici l’image de la monnaie), valeur qui est à hauteur d’éternité. C’est ce qui ressort de la pensée suivante :


« Apparente anomalie : ceux qui vivent avec le souci de l’Éternité font le cas de la moindre minute. Ceux pour qui le temps compte seul, le perdent volontiers. » (Pensées, p. 99)


Extraordinaire leçon pour les hommes d’aujourd’hui, qui toujours se plaignent de ne jamais avoir le temps – sans se rendre compte que ce sont eux-mêmes qui le perdent. Alors qu’en vivant le temps sous le sceau de l’Éternité, ils pourraient entrer dans ce que Hegel appelle « le jour spirituel du présent », c’est-à-dire dans la richesse du don du temps.

Et Vladimir Ghika va plus loin encore, dans cette pensée de la page 48, qui va nous ouvrir à l’ultime profondeur :

« L’Eternité ne supprime pas le temps, mais en quelque sorte le comprime. »

C’est l’Éternité seule qui peut convertir notre temporalité. Cette pensée philosophiquement géniale nous permet alors de revenir sur la manière dont saint Paul et le Nouveau Testament nous disent l’expérience du temps – et nous sommes alors obligés de revoir la traduction de ces textes grandioses.

Dans ces textes, le temps qui est nommé, c’est le kairos, non le chronos. C’est le présent de l’occurrence. Dans la 1ère Lettre aux Corinthiens, 7, 29-31, saint Paul évoque le kairos suestalmenos – on traduit : « le temps est limité », « le temps est court », mais c’est inexact. À raison même du sens du verbe sustellô, il faut entendre : « Le temps du présent est contracté, resserré. »

Vladimir Ghika le dit très bien : il est comprimé ; c’est là le temps du présent pénétré de l’éternité.

Dès lors, c’est aussi du même coup le sens de la fin des temps qui doit être modifié. La fin n’est pas eschatologiquement en bout de ligne. Ce n’est pas la fin des temps qui est en question, mais le temps de la fin. C’est-à-dire de notre finitude. Le temps se contracte, se comprime pour que surgisse le don divin, la marque d’éternité. Il y a toujours, dans le présent, ce temps qui reste (dit saint Paul), qui ouvre à la possibilité de notre re-conversion.

D’où, dans l’Évangile de saint Marc I, 15, ce passage dans lequel on traduit : « Les temps sont accomplis ». Mais ce serait bien plutôt : « Le temps est mûr », mûr parce que le présent est à sa plénitude – quand l’éternité vient remplir le présent. Ce qui engage à quoi ? Saint Marc le dit dès l’ouverture : métanoiete… « Faites votre métanoia et ayez foi en l’Évangile », c’est-à-dire entrez dans l’éveil du discernement spirituel, qui ne cesse jamais, comme le dit Vladimir Ghika, parce que le temps ne cesse de surgir comme présent, c’est-à-dire comme ce don qui fait appel à notre part d’éternité et qui nous demande continûment de l’incarner.

C’est ainsi que Vladimir Ghika a vécu. Et c’est ainsi, dès lors, qu’il a pu permettre la grâce de ces conversions-éclairs dont tant de témoignages rapportent qu’elles se sont produites par sa seule présence, par son simple rayonnement spirituel, c’est-à-dire par son incarnation toujours renouvelée.

C’est en ce sens que sa vie s’est transfigurée.

La croix du recommencement perpétuel est devenue la joie de la re-conversion perpétuelle.

Voilà pourquoi, il est aujourd’hui, pour nous, désormais, le BIENHEUREUX VLADIMIR GHIKA.

Je vous remercie.

Jean Lauxerois.


Conférence offerte à l'église Sainte-Odile (Paris 17e) le 13 mars 2018.

(De courtes citations sont autorisées avec mention de la source, Jean Lauxerois, vladimirghika.fr.)