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Actualité

Conférences et homélies

Textes de conférences du Père Jean-François Desclaux et de Msgr. Philippe Brizard

à la chapelle Saint-Vincent-de-Paul le 7 octobre 2022 - ouverture de l'année jubilaire

Bienheureux Vladimir Ghika et Saint Vincent de Paul

Introduction de Mgr Brizard

Trois siècles séparent Saint Vincent de Paul du Bienheureux Vladimir Ghika. Comme le montrera M. Desclaux, le rayonnement de M. Vincent est tel qu’il a touché Vladimir, en enjambant les siècles.
En deux mots, je situe le projet. Dès sa conversion – qui dans son esprit n’en était pas une – à Rome, Vladimir Ghika se mit à visiter les pauvres. Quand peu de temps auparavant, il fit un séjour en Roumanie, il fut assez déçu par l’Eglise orthodoxe roumaine qui n’offrait pas suffisamment d’aide à la vie spirituelle et qui n’organisait rien dans l’ordre de la charité.
Nous sommes à cette époque au tournant du 20ème siècle. Plus tard, quand son frère Démètre, qu’il suivait, fut nommé Consul de Roumanie à Thessalonique, Vladimir fut impressionné par l’apostolat de Sœur Pucci, Fille de la Charité, auprès des Koutzovalaques. Ce fut au point qu’il manœuvra auprès des Supérieurs de cette Sœur, supérieure générale et directeur lazariste des Sœurs, pour obtenir qu’elle l’accompagnât avec d’autres sœurs, en Roumanie. Ainsi commença une longue coopération avec les Filles de la Charité et, je dirais, une imprégnation de la spiritualité vincentienne.
Le Père Jean-François Desclaux, que Dominique Viet est allé solliciter, est donc Lazariste. Il est actuellement conseiller spirituel des Conférences Saint Vincent de Paul qui furent inventées par un autre bienheureux, Frédéric Ozanam, Professeur à Stanislas puis en Faculté, lui-même solidement influencé par une Fille de la Charité la Bienheureuse Rosalie Rendu. C’était au milieu du 19ème siècle à Paris.
Je vous remercie, Père, Monsieur, comme on dit officiellement aux Lazaristes dans l‘esprit du grand siècle, de bien vouloir nous ouvrir au personnage, à l’action et à la spiritualité de M. Vincent.


Conférence du Père Jean-François Desclaux

I. L’origine des Filles de la Charité

La charité a toujours existé aussi bien à l’époque juive que dans l’Eglise primitive et Vincent de Paul, au XVIIème siècle, va étendre et surtout organiser la charité pour qu’elle soit efficace dans le temps et l’espace. Il a eu un rayonnement extraordinaire. Il a fondé beaucoup d’œuvres, mais lui-même ne se prenait pas pour un fondateur de quoi que ce soit. Il a fondé avec d’autres personnes et disait que c’est la divine Providence qui les a appelés ; il voulait répondre « au désir de Dieu ».
Fort de l’expérience négative de François de Sales et Jeanne de Chantal qui, au départ, ont voulu créer une compagnie des Visitandines pour visiter des gens nécessiteux dans leurs maisons (l’archevêque de Lyon les « enfermera » derrière une clôture religieuse) , Vincent de Paul, sensible aux appels des pauvretés, fait appel à des laïcs, en particulier des femmes, qui s’engagent dans des confréries de la Charité composées de dames de la haute société. Il y avait des tâches que celles-ci ne pouvaient pas accomplir, c’est pourquoi Vincent fera appel, durant la prédication des Missions, aux filles de la campagne. La première à venir rejoindre les Charités de Paris est Marguerite Naseau qui deviendra le modèle de la Fille de la Charité. C’est avec d’autres compagnes de Marguerite que Louise de Marillac fondera les Filles de la Charité. Elles seront au plus près de la vie des pauvres et de leurs besoins ; elles seront invitées par Vincent et Louise à « soigner » l’homme dans toute sa dimension : corps et esprit ; c’est l’originalité de Vincent de Paul.


II. Qui est Vincent de Paul ?

Il faut se défaire de l’idée de Vincent de Paul petit paysan. Son père est propriétaire terrien et sa mère de petite noblesse locale, propre au Royaume de Navarre. C’est dans la famille de sa mère que, semble-t-il, Vincent entrera dans la complexité du système financier du XVIIe siècle qui lui sera fort utile pour gérer les grandes sommes d’argent qu’il utilisera pour secourir les pauvres. Le Royaume de Navarre est une terre protestante et il est encore marqué par les violences des guerres de religion ; Vincent de Paul en a été très imprégné.
Après Dax, il fait ses études à Toulouse et devient bachelier en théologie et peut donc enseigner. « Et il disparaît de la circulation… » On le retrouve à Paris en 1610 où il est aumônier de la reine Marguerite de Valois, la reine Margot.
La fréquentation de la Cour l’amène à réfléchir sur l’humilité.
Il est disciple du Père de Bérulle, fondateur de l’Oratoire, et futur cardinal, à la spiritualité carmélitaine espagnole.
Mais c’est François de Sales et Jeanne de Chantal qui l’ont influencé par la spiritualité de l’Incarnation et de la Création. La charité c’est redonner aux hommes ce qui leur appartient.


III. 1617 : c’est une année marquante, un tournant, la genèse de la Congrégation de la Mission

Il devient précepteur des enfants de la famille Gondi et il va aussi s’occuper de leur personnel qui sont sur leurs terres. Les Gondi sont très riches : Mme de Gondi possède 5 châteaux et son mari un peu moins. C’est à eux que Louis XIII achètera le domaine de Versailles.
Mme de Gondi est très scrupuleuse et très inquiète de son salut et Vincent de Paul va la pousser à s’occuper de son personnel et de ses paysans et à les catéchiser.
En janvier 1617, à Folleville, où les Gondi ont un château, Vincent de Paul est appelé pour confesser un vieillard qui dira à Mme de Gondi qu’il serait mort en état de péché mortel si M. Vincent n’était pas venu, parce qu’il n’avait jamais avoué certains péchés. M. Vincent et Mme de Gondi découvrent la nécessité de s’occuper de la pauvreté spirituelle car il y a peu de prêtres à la campagne, ils sont dans les villes, et s’il y en a ils n’ont pas de formation en raison de l’absence de séminaire, le Concile de Trente n’ayant institué que des petits séminaires pour les 12-14 ans. C’est Vincent de Paul qui créera des grands séminaires à cause de ce qu’il a vécu à Folleville. Le peuple des campagnes meurt de faim spirituelle. Le 25 janvier 1617, à Folleville, Vincent de Paul fait un sermon qu’il considérera comme l’élément fondateur de la Congrégation de la Mission, même si elle n’a été fondée qu’en 1625. Les prêtres de la Congrégation de la Mission vont prendre le relais de ce qui a été fait à Folleville, c’est-à-dire rassembler les gens pour la catéchèse et la confession générale.


IV. Vincent de Paul à Châtillon-les-Dombes : fondation des Dames de Charité

Vincent de Paul veut prendre du recul par rapport aux Gondi. Il est nommé curé à Châtillon-les-Dombes parce que l’archevêque de Lyon demandait au Père de Bérulle d’y fonder une communauté d’Oratoriens. Pour Bérulle ce n’est pas possible mais il envoie Vincent de Paul à Châtillon qui n’est pas un village délaissé (contrairement à ce que montre le film M. Vincent) ; il y a trois prêtres et la paroisse est un exemple de la Réforme tridentine. A Châtillon, Vincent de Paul fait l’expérience de la rencontre avec les protestants et estime qu’on peut agir avec eux. Vincent est disponible à tous les appels. Il y a un seigneur athée ; Vincent de Paul discute avec lui. Mais surtout c’est là qu’Il découvre la pauvreté matérielle. Une famille est malade et n’a pas de quoi se nourrir ; dans son prêche il évoque la situation. Un élan de générosité se manifeste dans l’ensemble de la population ; cette découverte est à l’origine de ce qui va devenir quelques jours plus tard, la 1ère confrérie des Dames de la Charité qui très rapidement va se propager à Paris, dans la France et dans le monde.
Trois jours après, Vincent réunit les dames de Châtillon qui le désirent et leur propose le 1er règlement de la Charité : c’est un petit chef d’œuvre. Vincent dit aux dames de Charité qu’elles sont responsables de ce qu’elles ont à faire et que le service des pauvres est à assurer chaque jour mais pas par les mêmes personnes parce qu’elles ont un mari, des enfants, une famille dont il faut s’occuper. Il faut aussi laisser la place à d’autres ; la mission au service des pauvres, c’est la mission de tous.

Et Vincent dit que tout cela ne peut marcher que dans la mesure où les dames de Charité ont une vie spirituelle et le lieu de la vie spirituelle c’est la Trinité. Dans la Trinité se vit une relation perpétuelle de dialogue et de partage. Ce sera le leitmotiv de Vincent pour les prêtres de la Mission et les Filles de la Charité. Dans Matthieu 25 il est dit que c’est le Fils de l’Homme qui juge et Vincent dit que c’est la Trinité qui nous jugera.
Lors des Missions, il faut créer une Charité, signe vivant de l’être chrétien. Et Vincent dit que si lors de la Mission une Charité n’a pas été créée, c’est que la Mission n’a pas réussi et il faut la continuer.
Dans le deuxième Règlement des Dames de charité, d’une précision extraordinaire, il est indiqué que les dames quand elles arrivent doivent saluer respectueusement ; disposer la nourriture en mettant une nappe blanche ; prier avec les personnes visitées et rester le temps nécessaire. Elles doivent d’abord aller chez ceux qui, dans leur entourage, peuvent prendre le relais. Puis elles termineront par ceux qui sont seuls. Dans la mesure du possible les dames doivent dire aux pauvres des paroles d’encouragement et ce que le Fils de Dieu a fait pour nous, les inciter à bien vivre et à se réconcilier avec Dieu. Vincent dit aux Dames de la Charité que pour les pauvres elles doivent être la figure de la tendresse et de l’amour de Dieu, et qu’elles doivent voir dans les pauvres la figure du Fils Dieu dans sa Passion ; c’est l’éminente dignité des pauvres qui implique la manière de les aborder et de vivre avec eux.


V. Les Charités à Paris et Louise de Marillac

Mais Vincent de Paul découvre que les Charités à Paris ne fonctionnent pas dans cet esprit-là. Les Dames de la Charité envoient leur personnel auprès des pauvres ; Pour Vincent c’est se détourner de la vraie finalité de leur mission qui est la présence « corporelle et spirituelle » : rencontrer les pauvres dans leur dignité. Il faut donc trouver une solution.
C’est alors que Vincent de Paul rencontre Louise de Marillac, veuve, qui est une femme dans le style de Mme de Gondi, scrupuleuse et angoissée. Il va lui donner la responsabilité des Charités (Inspecteur des charités) et elle va s’épanouir. Leur collaboration sera extraordinaire et c’est tous deux qui font marcher les Charités.
Lors d’une Mission à Suresnes Vincent de Paul rencontre Marguerite Naseau qui a appris à lire toute seule en gardant les vaches, puis elle apprend à lire à des amies qui à leur tour apprennent à d’autres. Elles forment même des jeunes garçons dans l’esprit chrétien et ainsi ils pourront devenir éventuellement de bons prêtres. Marguerite, ayant entendu dans le prêche de M. Vincent son appel, vient se proposer pour travailler auprès des pauvres de Paris ; pour Vincent elle devient la figure par excellence de la Fille de la Charité.
Et Vincent de Paul va faire confiance à Marguerite Naseau et à Louise de Marillac et toutes deux vont faire appel à des filles de la campagne qui vont venir pour le service des pauvres. Au point de départ elles sont des auxiliaires des Dames de Charité. Mais Louise de Marillac insiste pour les former et Vincent de Paul accepte : elles deviennent les premières Filles de la Charité. Elles vont prendre petit à petit leur indépendance par rapport aux Dames de charité.
Le souci de Vincent est que tout ce qui est créé devienne responsable.


VI. Les autres Œuvres créées par Vincent de Paul

Et après, à la suite de demandes, vont naitre un certain nombre d’œuvres.
D’abord, l’Œuvre des enfants trouvés. Avant la prise en charge des enfants trouvés par les Dames de la Charité et les Filles de la Charité tous les enfants mouraient ; il a fallu inventer, faire des essais et cela a été concluant. Au bout de trois ans la mortalité est la même que dans le reste de la population. Et Vincent et les Filles de la Charité vont éduquer ces enfants. Il va y avoir des frictions entre Louise de Marillac et Vincent à propos des filles ; pour Louise, elles pourront apprendre à lire mais pas à écrire, ce qui (peut-être ?) les rapprocherait trop de l’aristocratie, mais Vincent imposera qu’elles apprennent aussi à écrire.
Ces enfants, même s’ils sont, selon la mentalité de l’époque, les enfants du péché, n’ayant ni père ni mère, ne peuvent pas être rejetés. Vincent crée une véritable révolution affirmant que leur Père est Dieu et il demande aux Sœurs comme aux Dames de se montrer dignes de ce Père et qu’elles n’auront jamais trop d’amour pour eux. Des inspecteurs (jeunes gens et jeunes filles) vérifient que les enfants trouvés placés ne sont pas exploités.
Vincent de Paul crée aussi l’Oeuvre des prisonniers et forçats. Il envoie des Filles de la Charité, avec des médecins qui les accompagnent, dans des bagnes, des prisons. C’est une vie très dure, mais ils apportent un secours matériel et spirituel. Louise de Marillac est toujours présente dans l’accompagnement de ces Œuvres.
Vincent crée également des hôpitaux à Marseille et ailleurs. Et avec l’aide de la nièce de Richelieu, la duchesse d’Aiguillon, sont achetés les consulats d’Alger et de Tunis pour s’occuper des esclaves chrétiens. Vincent dit à ses confrères qui sont sur place : « Vous n’avez pas à convertir les musulmans, vous avez à respecter l’autre, à être présent à l’autre ;la charité fera son œuvre. »
La congrégation de la Mission essaimera dans l’Europe entière : Pologne, Italie, Turin, Rome, où le Pape demande à Vincent d’ouvrir des séminaires. Peu de temps avant sa mort Vincent pense à la Chine.
En conclusion on peut dire que Vincent a été présent au monde pour donner aux hommes la vie.


Conférence de Mgr Brizard

J’ai déjà signalé la sensibilité de Vladimir Ghika, encore laïc, aux pauvres. L’audace de la Sœur Pucci en Macédoine l’a impressionné. La région était peu sûre : elle devait chevaucher entourée de gendarmes pas très habitués à obéir à une femme, c’est pourquoi les Autorités ottomanes, car la Macédoine était sous souveraineté ottomane, eurent recours à cette astuce de la nommer colonel de gendarmerie ! Démètre, Consul de Roumanie, était reconnaissant à la Sœur qui était attachée à l’Hôpital de Thessalonique de ce qu’elle faisait pour les minorités roumaines auxquelles s’intéressait particulièrement Vladimir. Mais ce fut à Bucarest et en tout cas en Roumanie que les liens se tissèrent entre les deux personnages. L’installation de Filles de la Charité dans un pays d’obédience orthodoxe ne fut pas de tout repos. Les débuts furent modestes. Un simple dispensaire. C’est pendant la guerre contre les Bulgares que Vladimir reçut le surnom de Sœur Vladimir tant il agissait comme les Sœurs, elles-mêmes complètement sur le terrain au plus près des nécessités. Vladimir fit si bien qu’en raison de son rang aussi, il reçut une décoration qui n’est ordinairement pas accordée à un civil. Il se distingua avec la même charité pendant la révolte paysanne de 1907 qui fut durement réprimée et où il lutta contre le choléra.
Plus tard, l’installation des Filles de la Charité étant plus stable avec le dispensaire qui ne tarda pas à devenir l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul de Bucarest, Vladimir, toujours laïc, soutint les Sœurs dans l’établissement de ce qu’on appelait autrefois les charités. Comme au temps de M. Vincent, les Filles de la Charité s’assuraient de l’aide de dames de la société, qu’on appelait les Dames de Charité. Ce sont aujourd’hui les membres des Equipes saint Vincent. Il fallait donner une formation à ces personnes. Vladimir s’en chargea. C’est ainsi qu’il donna une suite de petites conférences comme des instructions pour être le plus en vérité avec les pauvres, pour donner les éléments de vie spirituelle nécessaires pour exercer un véritable apostolat de la charité. Le recueil de ces instructions s’appelle « La visite des pauvres » qui a été continuellement réédité. Ainsi, jusque dans les années soixante, les Conférences Saint-Vincent-de-Paul utilisaient ce petit livre ; un de mes confrères, qui fut membre des Conférences dans sa jeunesse, m’en apporta le témoignage. La nécessité de la formation spirituelle est telle que Mgr de Moulins-Beaufort, alors évêque auxiliaire de Paris, voulut que les membres de la Délégation pour la solidarité connaissent Vladimir Ghika, trouvant son action pleine d’actualité. Il faut dire que notre Bienheureux se lança dans une grande entreprise dont le but serait la charité tous azimuts. Cette entreprise connût un commencement d’existence à l’Abbaye d’Auberive où, selon une approche assez johannique de l’amour du prochain, consacrés des deux sexes et affiliés se dévoueraient à toutes les nécessités qui se présenteraient.
Il est clair que l’amour des pauvres a toujours inspiré notre Bienheureux. Un amour qui ressemble à celui de Saint Vincent de Paul, un amour qui est inventif devant les situations nouvelles qui surgissent. Ainsi, son service des pauvres est-il multiforme. Dès son ordination sacerdotale, il se retrouve à la Chapelle des Etrangers au 33 rue de Sèvres (chapelle vacante depuis l’expulsion des Jésuites mais qui leur sera rendue beaucoup plus tard) : les victimes des bouleversements consécutifs à la 1ère Guerre Mondiale et à l’avènement du Bolchevisme en Russie affluent en masse : le Père Ghika, avec sa connaissance de l’Europe orientale est à l’aise avec les malheureux réfugiés. Plus tard, impressionné par la réflexion d’un prêtre sur l’évangélisation, il demandera et obtiendra de loger dans la zone près de la porte d’Ivry. Ce qu’il fit-là ne ressemble pas à la manière de faire de Saint Vincent. Ce qui leur est commun, c’est la radicalité de l’action qui, à terme, porte ses fruits et qui passe par d’humbles services correspondants à des besoins très concrets. Il est sûr que Vladimir n’avait pas tout à fait le génie de l’organisation de Saint Vincent de Paul que ce soit à Auberive ou que ce soit sur la zone. Il n’a pas non plus développé la même spiritualité. La spiritualité de Ghika est commandée par deux approches. La première est ce qu’il a appelé la liturgie du pauvre portant à voir le Christ dans le pauvre. Cette « théologie » très concrète portait à rattacher le service des pauvres au mystère de l’Eucharistie, l’exercice de la charité n’étant jamais que le prolongement de la messe.
Dans une allocution aux Dames de la Charité, prononcée le 12 décembre 1924, Vladimir Ghika explique ce qu’est cette liturgie Ce texte se trouve dans son livre « Entretiens spirituels. La liturgie du prochain » (Ed. Beauchesne, 1961)
« Cette liturgie, tout le monde est à même d’y participer, vous plus que tous. Cette sorte de messe blanche, tout le monde peut la dire, avec une étrange et tacite consécration sur le modèle de l’autre, et le même démenti des apparences qui ne sont pas le Christ et le recèlent pourtant.
Cette liturgie est double, et le pauvre, comme l’âme secourable, la célèbrent à la fois à leur façon, si elle se fait comme elle doit se faire.
Double et mystérieuse liturgie, du côté du pauvre voyant venir à lui le Christ sous les espèces du frère secourable que vous êtes, du côté du bienfaiteur voyant apparaître dans le pauvre le Christ souffrant sur lequel il se penche. Et la liturgie unique, par cela même. Car si le geste est de part et d’autre ce qu’il faut, il n’y a plus des deux côtés que le Christ bienfaiteur venu vers le Christ souffrant pour se réintégrer dans le Christ victorieux, glorieux et bénissant. C’est le Christ redevenu seul maître de toutes choses, après avoir été, comme le chante la prière de l’Offertoire à la messe orientale (car ici encore les choses se passent, nous l’avons dit, suivant l’exemple du saint sacrifice lui-même), le Christ donnant et le Christ donné, à la foi distributeur et distribué. Cette sorte de liturgie du pauvre et de l’être souffrant, qui transpose toutes choses dans le domaine de la grâce et réalise le Christ suivant l’ordre donné par le Christ lui-même, elle ne peut se faire qu’en se fondant sur la liturgie de la messe et de la communion. La présence réelle et le sacrifice divin nous mettent seuls à même de leur donner cette suite. Il faut, pour que la liturgie de la visite ait sa valeur et sa vie, que la liturgie de l’autel ait été préalablement vécue bien au fond de l’âme.
La tâche de la charité, universelle et sans heure fixe, n’est que la dilatation de la messe à la journée et au monde entier, et comme un retentissement d’ondes concentriques autour du sacrifice et de la communion du matin. Vous allez porter à ce pauvre, où vous devez voir le Christ, un peu de l’âme de votre communion et de la vertu du sacrifice auquel vous avez participé. Si ce n’était pas cela, vous ne feriez rien de bien durable ni de bien profond, pas plus pour vous-mêmes que pour les autres…
Puissiez-vous remplir à souhait cette sorte de sacerdoce royal si généreusement dévolu, sans condition, à toute âme chrétienne, et dont Jésus nous dit qu’il servira de pierre de touche pour établir la valeur même de nos âmes, au jour du Jugement. »
L’autre approche est plus élaborée. A la suite de Saint Jean, il médite sur la filialité de Jésus. Jésus ne se dit pas fils parce qu’il est le Messie. Certes, dans le messianisme royal, le roi, oint, est dit fils de Dieu. Jésus est fils parce qu’il est totalement relatif. Il se présente toujours comme « être à partir de… » et comme « être pour… » « Tout ce que j’ai reçu de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». Il s’investit totalement dans sa mission ; il ne se réserve rien mais se livre entièrement dans son œuvre. Fils, Jésus est aussi serviteur. Vladimir Ghika a vu que ce Jésus qui se met entièrement au service des autres, qui s’engage dans le désintéressement total et la dépossession de soi est l’homme véritable et est celui qui révèle complètement comment est Dieu. Il a vu comment doit être l’homme quand il est un homme totalement donné à Dieu. Là se trouve, à notre avis, le secret de l’apostolat et du ministère de Ghika, qu’il soit laïc ou prêtre. On dirait, aujourd’hui, que son action sociale était très développée. Mais justement, il n’en restait jamais là. Tout était prétexte à évangélisation et il était missionnaire dans l’âme parce que tout était pour lui révélation de l’amour de Dieu comme il a déjà été dit.
Nous trouvons donc en la spiritualité de Mgr Ghika plus qu’un antidote à la sécularisation. A l’heure où l’Eglise parle tant de nouvelle évangélisation et de service des pauvres (diaconia), une telle spiritualité johannique a de quoi motiver profondément l’action et lui donner sa pertinence. Comme l’a dit le pape François, en aucun cas l’action de l’Eglise ne peut se réduire à celle d’une O.N.G. ! Cette spiritualité est très actuelle.
En peu de mots, j’espère avoir souligné combien notre Bienheureux Vladimir a emprunté à la spiritualité de Saint Vincent de Paul, tout en montrant qu’il avait aussi son originalité encore qu’on puisse trouver à redire sur sa liturgie du pauvre. Les perspectives johanniques constituent certainement ce qu’il y a de plus original chez le Bienheureux Vladimir Ghika.
Et je remercie encore le Père Desclaux d’avoir bien voulu se prêter à cet exercice comparatif.

Chapelle des Lazaristes, 7 octobre 2022
Mgr Philippe BRIZARD, Prot. AP.